Partie 1(conscience, identité)

LE RÔLE DE LA CONSCIENCE DANS LA CONSTITUTION DE LA SUBJECTIVITÉ

I La découverte de la subjectivité à travers la prise de conscience de soi

De manière immédiate ou réfléchie, le sujet est donc conscient de lui-même. Or, s’il est conscient de lui-même, n’est-ce pas qu’il est conscient d’être sujet ? Ce qui caractérise le sujet en tant que tel, c’est donc qu’il a rapport à lui-même, c’est qu’il « se sait » sujet. Par là même, la conscience se révèle doublement décisive : certes, d’un point de vue ontologique, elle est ce qui permet de distinguer le sujet de l’objet ; elle est la spécificité de l’homme ; mais elle a aussi une valeur gnoséologique : par son biais, l’homme peut se découvrir comme sujet. Telle est précisément sa fonction chez Descartes : celui-ci est souvent considéré comme l’inventeur des notions modernes de conscience et de sujet. Encore faut-il préciser que sa découverte intervient dans un contexte particulier : Descartes découvre la subjectivité, alors même qu’il cherche une vérité certaine et indubitable qui puisse servir de fondement aux sciences. Le paradoxe auquel il aboutit est le suivant : contre toute attente, c’est la subjectivité découverte dans la formule célèbre « cogito ergo sum » qui est au fondement de l’objectivité ; elle est la vérité première sur laquelle tout l’édifice des sciences doit reposer.

NB : un problème terminologique se pose à la lecture de Descartes, dans la mesure où celui-ci n’utilise pas les termes de conscience ou de sujet, tels que nous les utilisons aujourd’hui. Si le mot « conscience » (conscientia) n’apparaît pas dans les Méditations, l’idée est néanmoins présente : ce que nous appelons « conscience », Descartes le nomme « pensée ». Quant au mot « sujet » au sens où il désigne l’être qui est conscient de soi, il est d’usage plutôt récent, car il remonte au début du XIXième siècle. Il n’en demeure pas moins que les propriétés qui définissent le sujet (en particulier, la transparence de la conscience, et le libre-arbitre) sont développées dans l’œuvre de Descartes. Ainsi, sa philosophie est souvent présentée, à juste titre, comme le modèle des philosophies du sujet[1].

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Descartes

Explication de texte. Cf. Descartes, Méditations métaphysiques, II, §3 et 4  :

Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.

Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps. J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit.

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Ce texte correspond dans les Méditations au point d’acmé qui marque la révélation du Cogito. En découvrant la conscience de soi, Descartes en fait le lieu même de la certitude absolue. A partir de la question de la vérité, il jette ainsi les fondements d’une pensée du sujet.

Le projet cartésien de refondation des sciences  est exposé dès l’incipit. Descartes, en faisant table rase de ses anciennes opinions, se met en quête d’un fondement à partir duquel il puisse reconstruire les sciences. Ce geste inaugural est pleinement « philosophique », puisqu’il consiste à discréditer les opinions déjà acquises en profit d’une recherche, sans cesse renouvelée, de la vérité. Descartes pose ici le problème du fondement (et non de l’origine) des connaissances : il ne s’agit moins de savoir d’où viennent les connaissances (origine empirique ou origine rationnelle) que de déterminer les principes qui les justifient ou les légitiment ; en d’autres termes, en reprenant la métaphore architecturale présente dans le texte, la recherche du fondement est la recherche du socle, de la base sur lequel repose tout l’édifice.

Pour parvenir à ses fins, Descartes a recours au doute ; celui-ci est volontaire (dans la mesure où il est l’objet d’une décision), radical (en ce qu’il s’attaque au fondement des connaissances), méthodique (en ce qu’il est guidé par la recherche d’une vérité première, certaine et indubitable, et procède avec ordre pour y parvenir), et hyperbolique (dans la mesure où il tient pour faux ce qui est seulement douteux). Au cours de la Première Méditation, Descartes remet en question tour à tour : 1) les connaissances qui proviennent des sens ; il a recours, entre autres, à l’argument du rêve ; 2) les connaissances rationnelles qui sont mises en œuvre dans les sciences pures comme l’arithmétique et la géométrie ; il fait même l’hypothèse d’un malin génie, afin de radicaliser son doute et d’empêcher toute certitude prématurée. Rien n’échappe au doute : Descartes remet tout en question, même l’existence de son propre corps. Le premier paragraphe de notre texte fait le bilan de cette « destruction » méthodique. Remarquons qu’il s’agit d’une expérience de pensée, fondée sur une « supposition » ; il ne s’agit pas de « douter pour douter » en adoptant une position sceptique qui consisterait à nier radicalement la possibilité de connaître ; loin d’être stérile, le doute intervient ici comme un principe « heuristique », utile à la recherche. Arrivé à ce point, pour l’esprit qui doute, la seule certitude possible, aussi négative soit-elle, c’est qu’il n’y a rien de certain. Intervient alors un renversement.

La découverte de la subjectivité intervient à un moment quasi « dramatique » ; au moment même où tout devient incertain, l’esprit qui doute découvre en lui-même, contre toute attente, un point « fixe et assuré ». Le second paragraphe de notre texte est consacré tout entier à cette découverte. Remarquons que le texte est écrit sous la forme d’une suite de questions et de réponses, comme s’il s’agissait d’un dialogue. Cette remarque n’est pas anodine, car elle engage la nature même de l’activité de penser.

Cf. Platon, Théétète : « Voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant[2] ».

En ce sens, penser suppose un dédoublement du penseur : ce n’est pas un hasard si cette idée de dédoublement était déjà apparue, lorsque nous évoquions le texte de Hegel sur la conscience ; ceci confirme le lien évident entre la pensée et la conscience ; encore faut-il se garder de les identifier trop rapidement, à l’instar de Descartes. Quoi qu’il en soit, dans le texte qui nous préoccupe en ce moment, nous assistons bien au développement d’une pensée. Or, la question qui se pose désormais est de savoir si nous pouvons remonter de la pensée au sujet de la pensée. Descartes va opérer une telle manœuvre, et découvrir ainsi la notion de sujet. Pour ce faire, il procède dans le texte en plusieurs étapes.

  1. De la pensée au sujet de la pensée

« Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? »

L’esprit qui doute, ayant, en quelque sorte, atteint le fond de l’abîme, se met en quête d’un « point fixe et assuré » pour remonter à la surface. La première solution qui apparaît consiste à découvrir une réalité transcendante, extérieure à l’esprit qui doute, et sur laquelle le doute n’aurait aucun effet, puisqu’il en dépend, à savoir « Dieu ou quelque autre puissance ». Pour douter, dois-je supposer qu’il y a un dieu ou un malin génie pour me faire douter ? La question que pose implicitement Descartes est la suivante : qui est l’auteur de mes pensées ? Dois-je faire l’hypothèse d’un dieu ou d’un malin génie, « qui me met en l’esprit ces pensées » ? Réponse de Descartes : « Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les produire moi-même ». Je peux très bien me tromper moi-même.Or, si je suis capable de produire des idées, ne serais-je pas moi-même quelque chose ?

« Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps ».

Descartes fait référence ici à la Première Méditation : en remettant en cause l’enseignement des sens, l’esprit qui doute a été conduit à nier l’existence même de son propre corps. Il n’en demeure pas moins qu’il « hésite » à souscrire à la thèse de sa non-existence. Une nouvelle question se pose : dans quelle mesure l’esprit qui doute est-il dépendant de son corps et de ses sens ? Peut-il exister sans eux ? Le fait d’avoir un corps et des sens, est-ce une propriété essentielle ou accidentelle ? L’esprit qui doute pourrait exister comme pur esprit.

« Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? »

Nouvelle objection de Descartes qui consiste à rappeler les acquis du doute de la Première Méditation : par le biais de l’argument du rêve, l’esprit qui doute a été conduit à remettre en question l’existence même de la réalité (qu’elle soit matérielle ou spirituelle). Comment puis-je m’assurer que je ne rêve pas ? Qu’est-ce qui pourrait me garantir de la réalité de la réalité ? Or, le doute, aussi hyperbolique soit-il, est volontaire : l’esprit « s’est persuadé » qu’il n’y avait rien. En se persuadant lui-même, il présupposait qu’il n’était pas rien : il avait rapport à lui-même. « J’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose ». Descartes remonte ainsi de la pensée au sujet de la pensée : s’il y a de la pensée, c’est qu’il y a « quelque chose » qui pense.

Dernière objection : Descartes reprend contre lui-même l’argument du malin génie, évoqué précédemment.

« Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours ».

Or, l’hypothèse du malin génie confirme l’existence du sujet pensant : si le malin génie trompe l’esprit qui doute, c’est que celui-ci existe ; tromper, c’est nécessairement tromper quelqu’un. « Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose ». Par le fait même de douter, l’esprit pense, et par là même il existe comme sujet nécessaire de la pensée. Si le malin génie le trompe, il existe toujours, cette fois-ci, comme objet nécessaire de la tromperie. Dans les deux cas, l’esprit qui doute accède à une première vérité indubitable et certaine : son existence. Telle est la révélation du Cogito.

« De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois dans mon esprit ».

Ainsi, la remise en cause de la réalité objective, opérée par le doute, permet à l’esprit de prendre conscience de lui-même en tant que sujet, c’est-à-dire en tant qu’être pensant, et par là même d’acquérir la certitude de son existence.

Conclusion : en cherchant une vérité certaine et indubitable, qui puisse servir de fondement aux sciences, Descartes découvre la subjectivité ; l’esprit qui doute prenant conscience de lui-même acquiert la certitude de sa propre existence, alors même que tout est devenu incertain. C’est donc par le biais de la conscience de soi que l’esprit qui doute se découvre sujet de ses pensées. Or, s’il sait qu’il est, il ne sait pas encore ce qu’il est. L’argument du Cogito permet d’accéder à une vérité d’existence (et non d’essence). Pour découvrir la conception du sujet défendue par Descartes, il faut donc continuer la lecture des Méditations, et ne pas s’en tenir à l’extrait que nous avons choisi d’expliquer. Avant de poursuivre, une remarque s’impose quant au statut de la vérité ainsi découverte.

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  1. Vérité et subjectivité

a) Raisonnement démonstratif ou intuition rationnelle ? Quel est le statut de la vérité  découverte par Descartes ? Remarquons qu’elle n’est pas ici l’objet d’une démonstration, mais plutôt d’une intuition. La formule célèbre « cogito ergo sum » qui est présente dans la quatrième partie du Discours de la méthode (1637) n’a pas été reprise par Descartes, de manière significative, dans les Méditations Métaphysiques (1641) (qui est donc une œuvre postérieure au Discours). Cette formule suggérait l’idée d’un raisonnement : si je doute, je pense, du fait même que je pense, alors je suis. Si cette formule (en dépit de sa célébrité) n’a pas été conservée par Descartes, on peut faire l’hypothèse qu’il a voulu mettre l’accent dans le texte des Méditations sur la dimension intuitive de cette vérité première qui ne peut pas être l’objet d’un raisonnement de type démonstratif (fondé sur la déduction de conséquences à partir de prémisses). La formule « cogito ergo sum » aurait pour inconvénient de séparer ce qui est fondamentalement uni, à savoir la pensée et l’être. Le texte des Méditations semble corriger ce défaut, en suggérant une synchronie entre le fait de douter (et donc de penser) et celui d’exister : à chaque moment que je pense, « ego sum, ego existo » est une vérité certaine et indubitable. Par ailleurs, cette vérité, découverte dans la prise de conscience de soi, a valeur de fondement : si elle n’est pas l’objet d’une démonstration, tout l’édifice des sciences, selon Descartes, doit être néanmoins reconstruit à partir d’elle ; en ce sens, elle est un principe (arkhè) en tant que vérité première (qui apparaît au « commencement ») et en tant que vérité fondatrice (qui « commande » les autres raisonnements).

b) Quel est le statut du Je découvert dans le Cogito ? En outre, on pourrait s’étonner du fait que Descartes place la subjectivité au fondement de la vérité (ou de l’objectivité) ; encore faut-il préciser que le sujet dont il est question dans les Méditations n’est pas le Je particulier et individuel de Descartes, mais un Je universel, puisque l’expérience du sujet méditant peut être réalisée par tout un chacun. C’est seulement dans la mesure où l’expérience est répétable par quiconque que la vérité découverte dans le Cogito est à la fois nécessaire et universelle. S’il est nécessaire qu’à chaque moment où je pense, je sois en même temps comme être pensant, un tel constat ne peut accéder au statut de vérité que s’il est aussi universel, et vaut pour n’importe quel sujet. Si Descartes découvre la subjectivité, alors qu’il est à la recherche d’un fondement pour les sciences, c’est que la subjectivité ainsi révélée n’est pas la subjectivité d’un individu particulier, mais une subjectivité universelle, inhérente à l’activité de penser. Mais qu’est-ce qu’une « subjectivité universelle »? Le sujet découvert par Descartes, à défaut d’avoir une consistance « ontologique », n’est-il pas seulement « logique » ?

c) La vérité : correspondance ou évidence ? Descartes contribue à infléchir très largement la problématique de la vérité. Pour s’en convaincre, considérons la théorie traditionnelle, et la plus répandue, de la vérité. De manière spontanée, nous pensons la vérité comme correspondance entre le sujet connaissant et l’objet connu (adaequatio intellectus et rei, selon la formule de Saint Thomas d’Aquin, héritée de l’aristotélisme). Le prédicat « vrai » est attribué à un énoncé, si et seulement celui-ci est conforme à la réalité. Or, cette conception de la vérité soulève une difficulté dont Descartes est, semble-t-il, conscient : si la correspondance permet de définir la vérité, est-elle seulement un critère opérationnel pour juger de la vérité d’un énoncé? Puis-je seulement savoir si mon jugement « correspond » à la réalité ? Pour ce faire, il faudrait que je puisse prendre du recul par rapport à mon propre jugement, afin de le comparer à la réalité. Comme je ne peux pas sortir de moi-même, je suis condamné à la tautologie[3]. Il semble qu’il faille un troisième terme qui puisse assurer la correspondance entre l’énoncé (porteur de vérité) et la réalité qu’il énonce (facteur de vérité). Comment peut-on franchir le fossé qui sépare l’esprit de la réalité ?

Descartes semble faire l’expérience des limites de la correspondance comme critère de la vérité : il n’y aurait pas de troisième terme solide. Les opinions les plus répandues qui sont l’objet d’un commun accord peuvent être fausses. En outre, rien ne me garantit que ce que je perçois (par mes sens) ou conçois (par ma raison) corresponde à la réalité (cf. argument du rêve et hypothèse du malin génie). Or, en appliquant le doute méthodique, Descartes remet en question, non seulement la possibilité d’une correspondance certaine, mais aussi l’existence même de la réalité. Par là même, il supprime l’un des membres de la relation : le sujet n’a plus d’objet placé devant lui ; s’il y a une vérité à trouver, il ne peut la découvrir qu’en lui-même. Ainsi, Descartes est conduit à penser la vérité d’une nouvelle manière : celle-ci n’est plus pensée en termes de correspondance (entre un sujet connaissant et un objet connu), mais en termes d’évidence ou de certitude (par le biais de la conscience de soi). Le lien entre la pensée et l’être, révélé par le Cogito, constitue la première vérité certaine et indubitable, en ce qu’il est un lien logique et nécessaire qui s’impose à l’esprit. La vérité n’est plus affaire de correspondance entre l’idée et la chose. Elle est rapport à soi. Le sujet ne peut pas penser, lorsqu’il pense, qu’il n’est pas. Certes, la découverte du Cogito est subjective, puisqu’elle est le fait d’un sujet. Toutefois, la vérité qu’elle révèle est à la fois nécessaire et universelle, car tout sujet pensant ne peut pas penser autrement. Le critère de la vérité n’est plus la correspondance, mais l’évidence.

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  1. Le sujet comme chose pensante

Au terme de l’expérience du doute, l’esprit a acquis la certitude de sa propre existence.

« Mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis ».

Descartes commence par envisager ses anciennes opinions : « Sans difficulté, j’ai pensé que j’étais un homme. Mais qu’est-ce qu’un homme ? Dirai-je que c’est un animal raisonnable ? Non certes ». Car, s’il s’agit de la définition traditionnelle de l’homme, que l’Antiquité nous a léguée, elle est beaucoup trop complexe à analyser : il faudrait définir ce qu’est un animal, et ce que veut dire raisonnable, « et ainsi d’une seule question nous tomberions insensiblement en une infinité d’autres plus difficiles et embarrassées ». Par ailleurs, j’ai toujours pensé avoir un corps et des sens, mais, puisque j’ai supposé qu’il y avait une puissance supérieure qui me tromperait à chaque instant, lorsque je fais usage de mon corps et de mes sens, je ne peux plus le faire. De fait, Descartes s’est imposé une règle méthodique qu’il applique depuis le début des Méditations : rejeter le douteux comme s’il était faux, et admettre « rien qui ne soit nécessairement vrai ». Dans cette perspective, tout ce qu’il peut dire avec certitude, c’est ce qui découle directement du Cogito, à savoir qu’il est « une chose qui pense » (res cogitans). La pensée apparaît comme la propriété essentielle du sujet: s’il en était dépossédé, il cesserait d’être aussitôt. Encore faut-il rappeler le sens très large du mot « pensée » chez Descartes. Ainsi pourrions-nous mieux comprendre la définition du sujet qu’il propose dans la Méditation seconde (répétée au début de la Troisième) :

« Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense ? Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ».

On pourrait s’étonner du fait qu’on retrouve dans cette définition du sujet des éléments qui ne relèvent pas de l’intellect, mais plutôt du corps, comme la faculté d’imaginer ou de sentir. En fait, c’est que la pensée désigne chez Descartes toute activité de la conscience. Il n’est pas non plus indifférent de remarquer que le sujet se définit par sa capacité à vouloir : s’il est transparent à lui-même, il dispose aussi du libre-arbitre. Telle est la deuxième propriété fondamentale : selon Descartes, la volonté consiste « en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (…) ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne[4] ». Le sujet est donc l’être doté d’une volonté propre, susceptible de déclencher une action dont il soit l’auteur. Or, cette définition cartésienne du sujet comme chose pensante (res cogitans) n’est pas sans soulever certaines difficultés. L’expression « chose pensante » en elle-même est significative : Descartes reprend ici à son compte le concept de substance pour penser la subjectivité. Mais qu’est-ce qu’une substance ? Au sens étymologique, la substance désigne la partie essentielle de l’être qui est le support des propriétés accidentelles. Descartes distingue d’ailleurs deux types de substances : la substance étendue (res extensa) qui correspond à ce que nous appelons la matière, et la substance pensante (res cogitans) qui correspond à ce que nous appelons l’esprit (ou la conscience). On parle ainsi d’un dualisme cartésien : cette division du monde en deux catégories distinctes correspond grosso modo à la distinction entre les sujets et les objets dont nous sommes partis. Il convient désormais de s’interroger pour savoir si ce concept de substance est adéquat pour penser le sujet.

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  1. Le débat relatif au statut de la conscience 

Le cartésianisme peut être attaqué sur deux fronts : d’une part, on peut remettre en question l’existence même du sujet, tel qu’il est découvert dans l’expérience du Cogito ; d’autre part, on peut critiquer l’interprétation de celui-ci comme « chose pensante ». Cela va sans dire que le premier type de critique est plus radical que le second.

a) Le sujet comme fiction grammaticale. Dans plusieurs textes[5], Nietzsche remet en question la remontée opérée par Descartes de la pensée au sujet de la pensée. L’argument du Cogito reposerait tout entier sur notre « habitude grammaticale » qui consiste rapporter tout acte à un sujet agissant :

« penser est une action, toute action implique quelqu’un qui agit, par conséquent… ».

Cet aphorisme prend pour point de départ une expérience familière à tout écrivain. Quiconque a besoin d’avoir une idée (pour écrire un roman ou un poème par exemple) sait qu’elle ne vient pas à la demande :« une pensée vient quand “elle” veut, et non quand “je” veux ». Dans cette perspective, puisque je ne suis pas complètement maître de ma pensée, selon Nietzsche, c’est « une falsification de l’état de fait que de dire : le sujet “je” est la condition du prédicat “pense” ». Si nous sommes rigoureux, tout ce que nous pouvons dire avec certitude, c’est que « ça pense ».

Mais, «  que ce “ça” soit précisément le fameux vieux “je”, c’est, pour parler avec modération, simplement une supposition, une affirmation, surtout pas une “certitude immédiate” ».

Nietzsche raille ainsi Descartes, en montrant que la déduction qui nous permet de passer de la pensée au sujet de la pensée n’a rien d’évident.

« Par la voie cartésienne on n’arrive pas à une certitude absolue, mais seulement à constater une très forte croyance ».

Par là même, Descartes, loin d’avoir découvert une vérité certaine et indubitable, reste tributaire des croyances qui sont véhiculées par la grammaire. Or, si notre pensée dépend inéluctablement de la structure de notre langue, rien ne nous prouve que celle-ci soit conforme à la structure de la réalité. La thèse de Nietzsche consiste donc à dénoncer le sujet comme fiction grammaticale. Or, si l’argument du Cogito peut être l’objet d’une critique radicale, l’interprétation cartésienne du sujet comme res cogitans soulève aussi des difficultés.

b) La conscience est-elle substance ou intentionnalité ? Tout d’abord, si le sujet n’existe que lorsqu’il pense, c’est-à-dire lorsqu’il est conscient, alors il doit être toujours conscient. Or, ceci est impossible : ce qui caractérise la conscience, c’est qu’elle est intermittente ; nous avons déjà dit qu’elle ne pouvait pas être une réalité absolue et invariable ; les exemples du sommeil ou de l’évanouissement en témoignent. Est-ce à dire que Descartes conçoit la pensée (ce que nous appelons la conscience) de manière différente ? En effet, il la conçoit comme « substance». Or, ce qui pose problème, c’est que Descartes applique la même catégorie ontologique (la substance) à deux réalités distinctes (la matière et l’esprit). Par là même, il tend à « réifier » la conscience : certes, la chose pensante est immatérielle ; toutefois, elle n’en est pas moins réelle: Descartes utilise aussi le terme d’« âme ». Peut-on penser la conscience sans passer par l’idée de substance ? Tel est l’enjeu de la critique husserlienne, reprise par Sartre. Descartes n’aurait pas été capable de penser la spécificité de la conscience : à peine découverte, celle-ci aurait été assimilée à une chose. Selon Sartre, la conscience n’est pas substance, mais intentionnalité. En d’autres termes, loin d’être le support de certains événements psychiques, elle désigne un rapport au monde : loin d’avoir une intériorité, elle se définit par un mouvement d’extériorisation par lequel les choses sont appréhendées.

« Toute conscience est conscience de quelque chose ». Du même coup, elle est « claire comme un grand vent » ; « il n’y a rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ».

Dans la lignée de Bergson, Sartre critique cette conception « spatialisante » de la conscience qui en fait un lieu « dans » lequel se trouveraient les divers éléments qui composent la vie psychique.

« Si, par impossible, vous entriez “dans” une conscience, vous seriez rejeté par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l’arbre, en pleine poussière, car la conscience n’a pas de “dedans” ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent comme une conscience ».

Remarque : dans cette perspective la conscience n’est pas d’abord conscience de soi : elle est plutôt conscience immédiate du monde. En outre, loin d’intervenir comme un principe unificateur, garant de l’unité du sujet, elle est placée sous le signe de « l’éclatement » : être conscient, selon Sartre, c’est « s’éclater vers », c’est « filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi ». Ainsi, si la conscience n’est pas d’emblée conscience de soi, contrairement à ce qui se passe chez Descartes, il faut se demander à quelles conditions la conscience peut devenir conscience de soi. C’est cette interrogation qui conduit Sartre, dans la lignée de Hegel, à considérer la présence d’autrui comme une condition nécessaire à la prise de conscience de soi. Or, cette présence d’autrui n’est pas requise par le Cogito. Pour prendre conscient de lui-même, le sujet cartésien n’a pas besoin de grand-chose : il n’a pas besoin d’autrui ; il n’a même pas besoin d’avoir un corps. De fait, Descartes définit le sujet sans tenir compte de son incarnation corporelle : l’esprit qui doute acquiert la certitude de son existence en tant qu’être pensant, alors que l’existence de son propre corps demeure incertaine. Or, ne doit-on pas inclure le corps dans la définition du sujet ? Peut-on souscrire à cette pensée dualiste qui considère la conscience indépendamment du corps ? Ce qui définit le sujet, ce n’est pas seulement sa conscience : c’est aussi son corps. Si la conscience est « intentionnalité », c’est-à-dire mouvement d’extériorisation dirigé vers le monde, loin d’être opposé au corps, elle le présuppose. Selon Merleau-Ponty, il n’y a de conscience qu’incarnée.

« Mon corps est à la fois voyant et visible ».

Par là même, il n’est pas un objet comme les autres. Je ne peux pas l’observer de l’extérieur, car il n’est pas placé devant moi ; de fait, quoique je fasse, il est avec moi : s’il peut être perçu de l’intérieur, il est la condition nécessaire à toute perception. Si la conscience désigne un rapport au monde, elle présuppose donc le corps. Si je suis une conscience, je suis aussi un corps : on ne peut pas dissocier la conscience du corps. La subjectivité est donc à la fois interne et externe.

Conclusion : de la pensée cartésienne, telle que nous l’avons présentée précédemment, deux points sont à retenir. D’une part, Descartes a souligné le primat de la conscience dans l’ordre de la connaissance : pour accéder à une vérité certaine et indubitable qui puisse servir de fondement aux sciences, l’esprit qui doute doit prendre conscience de lui-même. D’autre part, en faisant de la conscience la source de toute connaissance, Descartes propose une interprétation du sujet comme res cogitans : réduisant la pensée à la conscience, il fait l’hypothèse de la transparence du sujet. Or, cette hypothèse est sujette à dispute : nous le verrons dans la seconde partie. Pour l’heure, il s’agit de se demander si la conscience ne joue pas un autre rôle dans la constitution de notre subjectivité : la conscience n’a pas seulement rapport à la connaissance ; elle engage aussi l’identité personnelle du sujet. Telle est la thèse défendue par Locke. Par ailleurs, celui-ci définit le sujet, non plus comme « chose pensante », mais comme « personne ». Il propose donc une nouvelle pensée du sujet. Alors que Descartes, réduisant la pensée à la conscience, assimile celle-ci à une substance immatérielle (c’est-à-dire à une âme), Locke, en revanche, cherche à penser la conscience en faisant l’économie du concept de substance : par là même, sa démarche anticipe, d’une certaine manière, celle de Husserl ou Sartre.

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II La conscience comme principe de l’identité personnelle

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La pensée cartésienne se révèle donc problématique, puisqu’elle opère une double réduction : d’une part, elle réduit la pensée à la conscience ; elle fait alors l’hypothèse de la transparence du sujet ; d’autre part, elle réduit la conscience à une substance immatérielle ; elle postule alors l’existence de l’âme. Or, Locke remet en cause ce dernier postulat : il cherche à penser l’identité personnelle sans recourir à l’idée d’âme ; ce faisant, il est amené à disjoindre ce que Descartes assimile, à savoir les idées de conscience et de substance. Selon Locke, ce qui fait l’unité du sujet, ce n’est pas une substance immatérielle (dont l’existence est d’ailleurs contestable), mais la conscience de soi. Or, la solution lockéenne, qui consiste à « dé-substantialiser » la conscience, pose aussi problème : si la conscience est le principe de l’identité personnelle, étant par nature intermittente, il semble qu’elle ne peut pas suffire à garantir l’unité du sujet.

  1. Critique de la notion d’âme.

Le problème de l’identité personnelle est abordé par Locke au chapitre 27 du Livre II de son Essai sur l’entendement humain. Ce qui caractérise sa démarche, c’est qu’il cherche à comprendre le sujet humain comme un être doté d’une identité personnelle, à partir des seules données de l’expérience, et sans présupposer l’existence d’une âme. L’identité personnelle étant interprétée par Locke en termes de « mêmeté », la question qu’il pose est la suivante : qu’est-ce qui fait qu’un homme, en dépit des changements divers et variés, qui peuvent l’affecter au cours de sa vie, demeure la « même » personne ? Les Anciens (dont Descartes) avaient une réponse immédiate à cette question : si l’homme reste le « même » au cours de son existence, c’est qu’il a une « âme » ; selon Descartes, celle-ci est une substance immatérielle qui demeure identique à travers les changements ; le sujet étant une chose qui pense, c’est l’âme qui est le support de ses différentes pensées (perceptions, sensations, sentiments, idées, volitions). Or, en tant que philosophe empiriste, Locke rejette cette solution pour deux raisons : d’une part, l’âme est une entité métaphysique à laquelle nous n’avons pas accès par l’expérience ; rien ne peut nous garantir son existence ; d’autre part, selon Locke, une explication plus simple est possible (sans présupposer l’existence d’une entité métaphysique) : par conséquent, le recours à la notion d’âme est non seulement dangereux mais aussi inutile[6]. L’enjeu de la pensée lockéenne consiste donc à interroger l’identité personnelle en faisant l’économie de l’idée d’âme (ou de substance).

  1. Les trois types d’identité.

Avant d’aborder l’identité personnelle, Locke s’interroge sur la notion d’identité en général. Il commence par envisager différents exemples. L’identité d’un atome n’est pas la même que l’identité d’une plante, d’un animal ou d’une personne, car, elle ne fait pas intervenir le même principe d’individuation. Locke distingue ainsi trois types d’identité.

L’existence est le premier principe d’individuation: elle « assigne à un être d’une certaine sorte un temps et un lieu propres, incommunicables à deux êtres du même genre » (§3). Ainsi, pour distinguer deux atomes du même genre, il faut recourir à leur détermination spatio-temporelle : tel atome se distingue de tel autre du même genre, du fait qu’il occupe un certain lieu dans l’espace, à un certain moment dans le temps. L’identité n’est pas fondée ici sur une qualité intrinsèque qui serait spécifique à la nature de l’atome, mais sur des qualités extrinsèques, qu’il a acquises, du fait même qu’il existe. « Un être, c’est un être » (Leibniz). Ce qui vaut pour l’atome vaut aussi pour le corps matériel constitué par un agglomérat d’atomes. Encore faut-il préciser que, si l’on ajoute ou retranche un atome à ce corps, il ne sera plus le même.

Or, si le corps matériel doit rester identique à lui-même (en conservant le même nombre d’atomes), ce n’est pas le cas de la plante ou de l’animal : en tant qu’êtres vivants, ils évoluent au cours de leur existence, dans un flux permanent de matière. De fait, chez les êtres vivants, « la variation de grandes quantités de matière ne modifie pas l’identité : un chêne, jeune plant devenant grand arbre puis arbre élagué, est toujours le même chêne ; et un poulain devenu cheval, parfois gras parfois maigre, est toujours le même cheval » (ibid). Qu’est-ce qui fait donc l’identité d’un être vivant ? Selon Locke, c’est la vie qui est désormais le principe d’individuation : « une plante continue à être la même plante tant qu’elle partage la même vie, même si cette vie est communiquée à de nouvelles particules de matière » (§4). Certes, contrairement au corps matériel qui est inerte, le corps vivant est en devenir : les particules qui le constituent varient. Toutefois, tant qu’il est vivant, ce corps garde une cohésion qui lui est propre : ses divers éléments sont organisés de telle manière que la même vie se propage à travers lui. Or, l’homme étant un être vivant au même titre que les autres, la question se pose de savoir si son identité est réductible à l’identité de son corps organique.

Selon Locke, « ce n’est pas l’idée seule d’être pensant ou rationnel qui constitue l’idée d’homme au sens de la plupart des gens, mais celle d’un corps fait de telle ou telle manière et qui lui est joint » (§8). Par là même, on ne peut pas définir un homme indépendamment de son corps : personne n’irait jusqu’à appeler homme un perroquet qui serait capable de parler et de raisonner. Ainsi, ce qui définit d’abord l’identité de l’homme, ce n’est pas l’âme, mais le corps : Locke prend ici le contre-pied de la thèse traditionnelle (défendue aussi par Descartes). « Si, en effet, l’identité de l’âme faisait à elle seule le même homme, et si rien dans la nature de la matière n’empêchait le même Esprit individuel de s’unir à différents corps, il serait possible que [des] gens d’époques éloignées et de caractères différents aient été le même homme » (§6). Il n’en demeure pas moins que l’identité humaine n’est pas réductible à l’identité du corps. De fait, l’homme a une double identité : s’il a une identité « générique » (dans la mesure où il appartient au genre humain), il a aussi une identité « personnelle » (puisqu’il est différent de ses autres congénères). Par conséquent, le sujet humain est moins « une chose pensante » qu’une « personne ». Or, ce qui fait l’unité de la personne, ce n’est ni l’existence, ni la vie, mais la conscience de soi.

  1. Le sujet comme personne.

 Examinons tout d’abord la définition proposée par Locke de la notion de personne (celle-ci est tenue ici comme équivalente à celle de sujet) :

« [Une personne est] un être pensant, intelligent, qui a raison et réflexion et qui peut se regarder soi-même comme soi-même, comme la même chose qui pense en différents temps et lieux ; ce qu’il fait uniquement par la conscience (consciousness) qui est inséparable de la pensée, et qui lui est en mon sens essentielle (car il est impossible à quiconque de percevoir sans percevoir qu’il perçoit) (§9) ».

On pourrait s’étonner d’une telle définition : aussi précise et rigoureuse soit-elle, elle semble plutôt banale. On dirait, en effet, (du moins en première lecture) que Locke reprend à son compte la définition cartésienne du sujet. En fait, ce n’est pas le cas : loin de souscrire à la définition cartésienne, Locke cherche à l’amender, voire à l’infléchir dans un sens nouveau. Si la thèse qu’il défend (relative au lien étroit entre sujet et conscience) est similaire à celle de Descartes, elle n’a plus du tout le même sens : si c’est la conscience qui fait le sujet, celle-ci n’est plus pensée en termes de substance. La ressemblance entre les deux auteurs n’en est pas moins troublante et ambiguë.

Tout d’abord, suggérant l’idée d’une chose pensante, Locke met l’accent sur l’identité et l’unité de la personne. Si celle-ci est un soi (self), elle reste la même (same), en dépit des divers changements (en particulier, spatio-temporels) qui peuvent l’affecter. Or, cette identité et cette unité, qui caractérisent la personne, ne sont pas le fait d’une substance, qu’elle soit matérielle ou immatérielle : c’est qu’elles sont d’abord l’objet d’une perception par le sujet. Locke évite soigneusement de placer son analyse sur le terrain de l’ontologie : il laisse d’ailleurs de côté « la question de savoir si le même soi persévère dans la même substance ou dans une autre ». Le sujet est une personne si (et seulement si) il se perçoit comme tel. Par une telle définition, aussi minimaliste soit-elle, Locke se démarque nettement de Descartes : il n’a pas besoin de supposer l’existence d’une substance pensante pour expliquer la permanence du sujet à travers le changement ; il lui suffit de montrer que cette permanence est rendue possible par un sentiment intérieur spécifique, qui permet au sujet de s’appréhender lui-même, à savoir la conscience. Au moment même où Locke semble le plus proche de Descartes, il s’en éloigne: la personne n’est pas une « chose pensante », c’est-à-dire une substance qui se maintiendrait, une et identique, malgré les changements qui l’affectent, mais un être qui est seulement capable de se percevoir comme tel.

Il semble, en outre, que Locke critique Descartes en retournant contre celui-ci ses propres armes. De fait, pour réfuter la conception cartésienne du sujet comme substance, il « thématise » explicitement la notion de conscience qui était déjà présente dans le cartésianisme. Si Descartes assimile, voire confond, les notions de pensée et de conscience, Locke, en revanche, les distingue et utilise un terme précis pour les désigner. Pour la première fois, il fait usage du terme de « consciousness » (et non de « conscience » qui a un sens moral) pour désigner le sentiment intérieur par lequel chacun se perçoit comme un soi (self). Le premier traducteur français de Locke (Coste) a d’ailleurs éprouvé des difficultés pour traduire ce terme. Si le mot est nouveau, l’idée est cependant ancienne, à tel point que le texte de Locke apparaît presque comme une paraphrase de celui de Descartes. Si le sujet ne peut pas percevoir sans percevoir en même temps qu’il perçoit, c’est que la conscience est « inséparable » de la pensée : Locke affirme, à l’instar de Descartes, le lien essentiel qui unit la pensée et la conscience. Or, cette reprise du cartésianisme, de nouveau, s’accompagne d’un infléchissement considérable : la notion de conscience chez Locke n’a plus le même statut ; loin d’être une substance, elle désigne le sentiment que le sujet a de lui-même, et qui lui permet, en dépit de la multiplicité des événements psychiques dont il est le siège, de se concevoir comme une (et une seule) personne. Ainsi, selon Locke, l’identité personnelle est fondée sur la conscience de soi : « puisque la conscience accompagne toujours la pensée, puisque c’est ce qui fait de chacun ce qu’il appelle soi, puisque c’est ce qui le distingue de toutes les autres choses pensantes, c’est en elle seule que réside l’identité personnelle, c’est-à-dire le fait pour un être rationnel d’être toujours le même ». Par là même, si le soi est déterminé par la conscience, il est aussi limité par celle-ci, tant en aval, dans la perception présente, qu’en amont, dans le souvenir du passé; c’est que la conscience n’est pas seulement le sentiment intérieur qui accompagne chaque perception ; elle est aussi mémoire : « aussi loin que peut remonter la conscience dans ses pensées et ses actes passés, aussi loin s’étend [l’identité personnelle] ». Est-ce à dire que lorsque nous oublions, nous ne sommes plus les mêmes personnes ? Le rapport entre conscience et identité, loin d’être acquis, se révèle problématique : la conscience suffit-elle à définir l’identité personnelle ?

Conclusion : la thèse soutenue par Locke consiste à affirmer que la conscience est le principe de l’identité personnelle ; si le sujet est une personne, c’est seulement dans la mesure où il est conscient de lui-même. Or, cette thèse n’est pas sans soulever certaines difficultés. D’une part, comment la conscience peut-elle garantir la permanence de la personne à travers le changement, puisqu’elle est par nature intermittente ? D’autre part, à vouloir faire l’économie du concept de substance, Locke aboutit à certains paradoxes qui contribuent à remettre en question l’existence même du « moi ». De fait, si le « moi » n’existe que par le biais de la conscience et à travers elle, il ne peut plus être une réalité absolue. En dernière instance, la question qui se pose est donc la suivante : pour penser l’identité personnelle, peut-on vraiment se passer du concept de substance ?

  1. L’unité du moi en question

a) Peut-on dissocier la personne de l’individu ? En définissant l’identité personnelle par la conscience, Locke est confronté à une première difficulté dont il fait lui-même mention : la conscience est « toujours interrompue par l’oubli ». De fait, selon l’aveu même de Locke, elle n’est pas une réalité invariable et absolue (en d’autres termes, elle n’est pas une substance) : c’est qu’elle est par nature intermittente, et soumise à des variations d’intensité. Un tel état de fait pose problème : lorsque nous oublions ou perdons connaissance, sommes-nous toujours les mêmes individus? Loin de répondre à la question, Locke l’écarte volontairement, car la question qui l’intéresse est la suivante: « Qu’est-ce qui fait la même personne ? ». La thèse qu’il défend est reformulée en ces termes : « puisque c’est la même conscience qui fait qu’un homme est lui-même à ses propres yeux, l’identité personnelle dépend de cette conscience seule, qu’elle soit annexée à une seule substance individuelle, ou qu’elle ait la possibilité de durer à travers une succession de substances diverses ». Or, cette thèse, loin d’être évidente, n’est pas sans générer certains paradoxes liés, en grande partie, au fait que Locke dissocie la question (substantielle) de l’individu et la question (identitaire) de la personne.

Pour prendre la mesure de la difficulté soulevée, raisonnons à partir d’un exemple. Supposons que j’ai oublié une partie de mon enfance. Celle-ci ne fait donc plus partie de mon identité personnelle, du moins si on accepte la thèse de Locke : l’identité personnelle s’étend aussi loin que s’étend la mémoire du sujet. Si l’adulte que je suis n’est pas la même personne que l’enfant que j’ai été, force est de reconnaître pourtant que nous sommes le même individu : même si je ne me souviens plus de cette période lointaine, et même si mon corps a changé, ce corps est toujours le mien. En ce sens, à supposer qu’il y ait deux personnes distinctes dans le temps, elles ont pourtant « habité » le même corps, c’est-à-dire la même substance matérielle (pour reprendre l’expression de Locke). Est-ce à dire que mon identité personnelle est garantie par la permanence de mon corps ? Locke refuse une telle solution : ce qui définit l’identité personnelle, c’est moins le corps que la conscience ; pour s’en convaincre, supposons que l’on me coupe une main (l’exemple est de Locke lui-même : §11) : si je n’ai plus le même corps (puisqu’il lui manque désormais un membre), je suis pourtant la même personne. S’il est pour le moins paradoxal d’affirmer l’existence de deux personnes dans le même corps, il est aussi paradoxal d’affirmer l’existence d’une personne dans deux corps distincts. Or, ces deux cas sont envisagés par Locke : la thèse qu’il défend prend alors toute sa radicalité. De fait, selon lui, le soi est déterminé exclusivement par l’identité de la conscience. Dès lors, il est possible de concevoir plusieurs personnes dans un même individu (comme dans Docteur Jekyll et Mister Hyde), ou une seule personne dans plusieurs individus. Locke pousse ainsi son raisonnement jusqu’à l’absurde : « Si j’avais la même conscience d’avoir vu l’arche de Noé dans le déluge et d’avoir vu l’inondation de la Tamise l’été dernier, ou d’écrire maintenant, je ne pourrais pas douter que moi qui écris maintenant ceci, qui ai vu la Tamise déborder et qui ai vu l’inondation du déluge, j’étais bien le même moi » (§16).

b) Suis-je responsable de ce dont je n’ai pas conscience ? Locke écarte le problème de l’oubli sans pour autant le résoudre. C’est d’autant plus dommageable que celui-ci a des enjeux juridiques et moraux. De fait, si je ne me souviens pas d’un délit que j’ai commis, est-ce à dire que je n’en suis pas responsable ? Il serait difficile de prétendre que je ne suis pas l’auteur de ce délit, sous prétexte que je ne me souviens pas de l’avoir commis. La thèse de Locke, non seulement génère des paradoxes difficiles à surmonter, mais comporte aussi des limites pratiques. Si le soi est déterminé exclusivement par la conscience, alors il est une affaire privée : si je sais qui je suis (dans la mesure où je suis conscient de moi-même), je suis aussi le seul à le savoir, car personne ne peut pas accéder aux données de ma propre conscience. Est-ce à dire que mon identité personnelle est purement subjective? Force est de constater qu’elle ne l’est pas, puisqu’on pourrait m’imputer la responsabilité du délit que j’ai commis, même si je ne m’en souviens pas. C’est que, selon Leibniz, « le témoignage des autres » pourrait remplir le vide de ma mémoire. Par là même, contrairement à ce que Locke affirme, on ne peut pas considérer la conscience comme le seul principe de l’identité personnelle : autrui intervient aussi. La permanence de la personne à travers le changement est donc assurée, non seulement par la mémoire individuelle, mais aussi par la mémoire collective. Si je ne me souviens plus d’avoir commis un délit, le témoignage des autres peut pallier cette défaillance de ma mémoire, en me rappelant ce que j’ai fait. Mon identité personnelle serait donc composée de deux couches juxtaposées : si elle dépend de ma conscience, elle dépend aussi, en partie, du témoignage d’autrui. « Si je venais à oublier toutes les choses passées, et serais obligé de me laisser enseigner de nouveau jusqu’à mon nom et jusqu’à lire et écrire, je pourrais toujours apprendre des autres ma vie passée dans mon précédent état, comme j’ai gardé mes droits, sans qu’il soit nécessaire de me partager en deux personnes, et de me faire héritier de moi-même » (ibid). Ainsi, la thèse de Locke doit pouvoir être amendée, sans pour autant réintroduire la notion de substance dans la définition du sujet.

c) Peut-on faire l’expérience du moi ? Il n’en demeure pas moins qu’il est difficile de se passer du concept de substance. En pensant le sujet, non pas comme « chose pensante », mais comme « personne » définie par la seule conscience de soi, Locke rend possible sa dissolution. Certes, la conscience n’est plus substance: elle désigne seulement le sentiment intérieur par lequel le sujet se perçoit comme un « soi ». Toutefois, cette perception de soi est-elle vraiment possible ? Hume affirme :

« Pour ma part, quand je pénètre le plus intiment dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir ».

Si la conscience n’est pas substance, mais intentionnalité (comme le diront Husserl et Sartre), elle désigne un « éclatement » vers l’extérieur : ce dont nous sommes conscients, c’est de la multiplicité des perceptions, et autres événements psychiques, qui nous assaillent à chaque instant. En aucun cas, nous n’avons un accès direct à nous-mêmes : « je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception ». Par conséquent, à supposer qu’il y ait bien un « moi », contrairement à ce qu’affirme Locke,  son identité et son unité ne sont pas données par la conscience : celle-ci est toujours conscience immédiate de quelque chose d’autre. Par là même, selon Hume, il n’est pas possible d’accéder au « moi » indépendamment des perceptions, diverses et variées, qui constituent la matière du flux de conscience. Le « moi », dans la mesure où il dépend de la conscience, n’a donc ni unité ni permanence : il n’est rien d’autre, selon Hume, qu’ « un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et dans un mouvement perpétuels ». Cet éclatement du « moi » a été permis par la démarche de Locke qui a consisté à « dé-substantialiser » le sujet : Hume ne fait que tirer les conséquences qui en découlent, en radicalisant son orientation anti-substantialiste.

Conclusion : la conscience joue un rôle primordial dans la constitution de notre subjectivité ; d’une part, parce qu’elle permet (du moins, dans une certaine mesure) au sujet de se connaître ; d’autre part, parce qu’elle est le principe sur lequel repose, en grande partie, son identité personnelle. Néanmoins, elle comporte des limites (nous allons le voir dans la deuxième partie) : tout d’abord, la conscience de soi n’est pas nécessairement une connaissance de soi ; le sujet n’est pas d’emblée transparent à lui-même ; en outre, étant intermittente, et soumise à des interruptions, elle ne peut pas suffire à garantir la permanence de la personne à travers le changement. En cherchant à faire l’économie du concept de substance, Locke place l’identité personnelle, ni dans l’âme, ni dans le corps, mais dans la conscience du sujet. Il n’en demeure pas moins que la conscience, étant par nature intermittente, ne peut pas suffire à garantir la permanence de la personne à travers le changement : pour remédier aux défaillances de sa propre conscience, et retrouver ainsi son identité personnelle, le sujet doit recourir au témoignage d’autrui. En outre, à définir l’identité personnelle exclusivement par la conscience de soi, le risque est de voir le sujet se dissoudre : il semble, en effet, que nous n’ayons pas un accès direct à notre « moi ». Or, si Locke renouvelle la pensée du sujet, il n’en est pas moins fidèle à Descartes, en ce qu’il réduit la vie psychique à la conscience. Certes, il ne pense plus la conscience en termes de substance : celle-ci désigne désormais le sentiment intérieur par lequel le sujet se perçoit comme une personne. Toutefois, s’il ne confond pas les notions de pensée et de conscience, il continue à les assimiler : toute pensée serait nécessairement consciente, « car il est impossible à quiconque de percevoir sans percevoir qu’il perçoit ». Ainsi, Locke a remis en question l’interprétation cartésienne de la conscience comme substance, sans pour autant s’attaquer à son postulat fondamental. Or, celui-ci est loin d’être évident : il faut donc s’interroger pour savoir si notre vie psychique excède la conscience que nous en avons. Si c’est le cas, le sujet comme être transparent à lui-même et libre n’est-il pas une illusion ?

[1] Cf. par exemple, Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, préface.

[2] Cet aspect dialogique de la pensée apparaît aussi chez Alain (Propos sur les pouvoirs, §139 : « penser, c’est dire non »).

[3] Cf. Kant, Logique, Introduction, VII : « La vérité, dit-on, consiste dans l’accord de la connaissance avec l’objet. Selon cette simple définition de mot, ma connaissance doit donc s’accorder avec l’objet pour avoir valeur de vérité. Or le seul moyen que j’ai de comparer l’objet avec ma connaissance c’est que je le connaisse. Ainsi, ma connaissance doit se confirmer elle-même ; mais c’est bien loin de suffire à la vérité. Car puisque l’objet est hors de moi et que la connaissance est en moi, tout ce que je puis apprécier c’est si ma connaissance de l’objet s’accorde avec ma connaissance de l’objet » (p.54)

[4] Méditation quatrième (GF Flammarion, éd. M. et J.-M. Beyssade,1992, p.143) ; nous soulignons. Ce thème sera repris plus tard dans la deuxième partie.

[5] En particulier, PBM, §17.

[6] Cf. la règle du rasoir d’Occam : « On ne doit pas admettre plus d’entités que ce qui est absolument nécessaire » (Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem).

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